Je n’avais aucune envie d’aller à l’hôpital ce matin-là, mais je me suis tout de même accroché un sourire au visage. Après tout, c’était mon engagement, ma propre volonté d’être là pour offrir mon souffle de vie.

Avant de me lancer dans cette aventure, j’avais une idée si romantique de l’accompagnement des personnes en fin de vie. Je m’imaginais discuter avec elles, partager leur questionnement, réconforter leur famille… Or, le plus souvent, mon rôle consiste à prendre soin d’hommes et de femmes qui vivent les derniers moments de leur vie, comme j’ai pris soin de mes propres enfants. Je les lave, je les crème, je les nourris. Je les calme parfois en leur chuchotant à l’oreille que tout ira bien.

Je prends soin de gens qui me sont parfaitement étrangers. Et ça me plait. Bien sûr, tout le monde s’étonne de me voir là. Ma jeunesse et ma vitalité contrastent si fort avec ce lieu où l’on meurt.

Ce matin-là donc, j’ai enfilé mon sarrau bleu et je suis entrée doucement dans chacune des chambres pour saluer les patients de l’unité de soins palliatifs. Dans l’une d’elles se trouvait une dame qui dormait seule dans la pénombre. Elle s’était recroquevillée et un instant, j’ai cru qu’il s’agissait d’une enfant. Je me suis approchée et j’ai passé une main dans ses boucles blanches. Elle n’a pas sourcillé, mais sa respiration s’est accélérée. Elle grésillait comme les postes de radio de mon enfance. J’ai déposé mon autre main sur son épaule et avancé mon visage tout près du sien :

– Bonjour, je m’appelle Judith, je vais prendre soin de vous aujourd’hui.

Pour toute réponse, un souffle…

Je me suis dirigée vers la fenêtre et j’ai entrouvert les rideaux pour laisser entrer la lumière du jour. J’ai ensuite préparé tout ce dont nous aurions besoin pour faire sa toilette : le bassin d’eau chaude, le savon, la crème, les serviettes. Je suis allée chercher l’infirmière pour lui dire que tout était prêt. Une fois revenue, j’ai dénudé le bras gauche de la dame, puis les seins, puis le ventre, tout doucement.

C’est encore difficile pour moi de dévêtir les gens, comme si j’étais inquiète de ce que j’allais découvrir. Le corps m’impressionne, et encore plus le corps malade, affaibli, décharné; la peau plissée, bleutée; les masses qui frappent mon regard, mais que j’évite d’observer, par pudeur. Je crains de rester figée à la vue d’un corps trop gravement atteint. Pourtant, ça ne m’est jamais arrivé.

L’infirmière et moi avons accompli notre rituel dans le calme, sans vraiment parler. Le silence qui régnait dans la chambre avait quelque chose d’apaisant. Chacun de nos gestes étaient empreints de délicatesse. La dame respirait mieux. Les traits de son visage se détendaient et par moments, elle ouvrait les yeux. Elle était d’une grande beauté. Jamais encore je n’avais vu une peau si lumineuse chez une femme d’un si grand âge.

J’attachais sa jaquette autour de son cou lorsqu’elle a brusquement repris contact avec la réalité. Elle s’est agitée, puis s’est mise à tousser en essayant de nous dire quelque chose. Elle tentait d’agripper l’infirmière qui s’est approchée pour mieux comprendre :

– Qu’est-ce que vous dites?

– J’ai été tannante cette nuit, hein?

– Mais non! A-t-elle répondu avec un éclat de rire dans la voix. Vous étiez pas tannante, juste un peu anxieuse. Vous vouliez retourner chez vous. On vous a donné un médicament pour vous aider à dormir.

– Aaah!…

– Voulez-vous déjeuner?

– Oui! J’ai une p’tite faim.

Je suis allée chercher son plateau et je me suis assise sur son lit pour l’aider à manger. Trois bouchées plus tard, elle a déposé sa tête sur l’oreiller, complètement épuisée. Je l’ai installée confortablement pour qu’elle puisse se reposer.

Il s’est peut-être passé une demi-heure entre ce moment et celui où j’ai entendu sa plainte déchirante :

– Môôôman, môman, môman… J’ai maaaal.

Mon cœur s’est arrêté net. Je me suis précipitée à son chevet. La pauvre femme cherchait à se relever, elle respirait péniblement. Elle tournait la tête de droite à gauche, son visage n’était plus que douleur.

Si vous saviez tout ce qui m’est venu à l’esprit en une fraction de seconde. J’imaginais mes propres enfants m’appeler ainsi sur leur lit de mort. Je pensais aux siens qui n’étaient pas là. Où étaient-ils d’ailleurs? Pourquoi était-elle seule? Pourquoi sa chambre était-elle si terne? Sans vie. Sans portrait. Sans chapelet.

Le silence qui m’apaisait plus tôt m’apparaissait maintenant comme un avant-goût de la mort. Était-ce donc ça mourir? Était-ce à moi d’être là?

Je me suis assise à ses côtés, j’ai pris sa main dans la mienne et j’ai murmuré :

– Ça va aller. J’suis là.

Mais sa plainte a repris de plus belle.

– Môman, môman, môman… Viens me chercher….

– Regardez-moi! Je vais chercher l’infirmière et je reviens tout de suite.

J’ai foncé vers la chambre où se trouvait cette dernière pour l’avertir de la situation. Elle était occupée. Je devais rester auprès de la patiente et tenter de l’apaiser en attendant qu’elle arrive. Je suis retournée m’asseoir exactement là où j’étais :

– Inquiétez-vous pas! Ça va bien aller. J’suis là.

– J’ai mal! Môôôman, viens me chercher…

En prononçant ces mots, la dame a ouvert les yeux plus grands. Elle fixait le mur devant elle. Je ne pourrais pas dire ce qu’elle regardait. Elle semblait voir au-delà du mur. J’ai immédiatement pensé à Mélissa…

À cet instant précis, j’ai su qu’elle allait mourir avec moi. Ça me semblait improbable puisque je l’avais fait manger à peine une heure plus tôt, mais j’en avais la certitude. Du coup, toutes mes appréhensions se sont envolées. Elle avait besoin d’aide pour partir et je savais comment l’aider. J’ai serré sa main un plus fort et je me suis mise à respirer profondément :

– Ça va aller. J’suis là. C’est l’heure de partir. Vous allez rejoindre votre mère, qui vous attend.

– Môman…

– Allez-y. Rien ne vous retient ici.

Ses yeux se sont faits plus grands, sa respiration, plus lente. Puis, plus rien. Je suis restée là, immobile, l’air hébété. J’ai déplacé mes doigts vers son poignet pour sentir son pouls. Tout à coup, elle a pris une grande inspiration. J’étais dans un tel état de stupeur que je n’osais plus bouger. J’ai attendu en retenant mon souffle. Quand ses pupilles se sont fixés, j’ai respiré de nouveau.

Au même moment, l’infirmière est entrée dans la chambre. Je me suis retournée pour la regarder, je devais être blême.

– Ça va?

– Elle est partie.

– C’est incroyable! Elle nous parlait encore tout à l’heure.

– Je sais!

Je suis restée là un moment, à contempler la première femme que j’aie réellement accompagnée jusqu’au dernier souffle.

J’étais très ébranlée lorsque j’ai quitté l’hôpital. Mais je me sentais également rassurée, car je savais désormais pourquoi j’avais choisi d’accompagner des personnes en fin de vie.

J’en avais tout simplement besoin pour réapprendre à vivre.